Shlomo Sand — Le crépuscule des intellectuels français - Philosophie - Espace pédagogique académique

Shlomo Sand — Le crépuscule des intellectuels français

Traduit par Michel BILIS
Collection : Cahiers libres
Parution : mars 2016
Prix : 21 €
ISBN : 9782707189394
Dimensions : 135 * 220 mm
Nb de pages : 288

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Hier, Jean-Paul Sartre exhortait ses contemporains à combattre aux côtés des damnés de la terre. Aujourd’hui, face à la crise des réfugiés, des chroniqueurs hebdomadaires prônent la fermeture des frontières. Lors des grandes grèves de 1995, Pierre Bourdieu défendait les cheminots réunis à la gare de Lyon, parce qu’ils luttaient contre " la destruction d’une civilisation ". A présent, la réforme du code du travail ou la prolongation de l’état d’urgence sont acceptées par l’intelligentsia dans une relative indifférence. Mais comment en est-on arrivé là ? Comment est-on passé de Zola à Houellebecq, de Camus à Onfray, de Foucault à Finkielkraut, de Sartre à Zemmour, c’est-à-dire pour tout ceux que ce glissement désespère, de la défense des opprimés à celle des barbelés, de l’éloge de la diversité à celui de l’identité ?
Dans un livre érudit et autobiographique, politique et polémique, La Fin de l’intellectuel français. De Zola à Houellebecq, l’historien israélien Shlomo Sand se penche sur l’histoire d’un déclin, l’aventure d’une déchéance. Pourtant, ce fils de femme de ménage qui savait à peine lire et d’un militant communiste qui ne dépassa pas l’école primaire, a longtemps rêvé de faire partie du sérail. Adolescent, il a même souhaité devenir l’un de ces Mandarins portraiturés par Simone de Beauvoir. Mais ce partisan de la cause palestinienne n’a cessé de déchanter. Jeux troubles lors de la collaboration, aveuglement face au stalinisme ou aux pathétiques engouements maoïstes : la statue de l’intellectuel français se mit rapidement à s’effriter.
Seuls quelques phares, tels l’écrivain surréaliste André Breton, la philosophe chrétienne Simone Weil et le marxiste libertaire Daniel Guérin – auxquels il dédie son ouvrage –, ont su s’engager dans le siècle sans se compromettre. Et continuent à le guider dans la bataille des idées, à l’aider à se ressourcer au lendemain des combats perdus et des révolutions manquées. Puisque l’intellectuel français préfère aujourd’hui la posture réactionnaire à la rhétorique révolutionnaire, Shlomo Sand trace sa généalogie, dresse quelques typologies. A la fois étranger et familier de notre pays, il insiste sur la singulière centralité de Paris où les écrivains français publient, rayonnent et protestent.
Ainsi fait-il observer que l’existentialisme ou le structuralisme " ne sont pas nés en France mais dans sa capitale ", contrairement à tant de mouvements intellectuels décentralisés à l’étranger (comme la théorie critique de Francfort ou l’école sociologique de Chicago). Ainsi rappelle-t-il également la bienveillance du pouvoir à l’égard des mandarins et normaliens, bien au-delà des clivages idéologiques, comme en atteste la célèbre phrase du général de Gaulle à propos de Sartre qui appelait les soldats français à refuser de servir en Algérie, et que la droite voulait faire taire : " On n’emprisonne pas Voltaire. "
Sans vouloir tomber dans la complainte du " C’était mieux avant ", Shlomo Sand cible, dans deux chapitres assassins, les idéologues du " Tout fout le camp ". Certes, le " crépuscule " de l’intellectuel critique est évident depuis la mort de Sartre, Bourdieu et Foucault. D’autant que l’ultramédiation des " intellos " a largement " domestiqué " cette figure de la contestation. Mais l’auteur n’accepte pas que le déclinisme ait aujourd’hui remplacé le progressisme, et que " l’islamophobie " ait supplanté l’antiracisme.
polémiste outrancier
Marqué par la " judéophobie " dont fut victime une partie de sa famille, Shlomo Sand traque la manifestation de la pensée islamophobe française : dans Soumission, le roman de Michel Houellebecq qui, soutient-il, susciterait la réprobation générale si l’on y remplaçait le mot " musulman " par celui de " juif " ; dans le Charlie Hebdo de Philippe Val qui, assure-t-il, caricaturait l’islam comme le faisaient les journaux antisémites de l’entre-deux-guerres avec le judaïsme ; dans le slogan " Je suis Charlie " enfin, " derrière lequel se cachait une façon finalement assez peu fraternelle de dire “Je suis français”, c’est-à-dire membre de “l’Europe blanche” ".
Mais l’analyste distancié se fait polémiste outrancier. Plus péremptoire encore que le démographe Emmanuel Todd, Shlomo Sand n’a même plus besoin de cartographie pour soutenir que c’est l’islamophobie qui fit défiler des millions de personnes le 11 janvier 2015, non plus inconscientes de leur comportement de " catholiques zombies " cette fois-ci, mais mues par leur franche xénophobie. Son aversion pour le thème de l’identité lui fait oublier que la fièvre identitaire gagne la planète entière, et non pas qu’une poignée de néocéliniens cathodiques. Qu’elle touche aussi les mouvements " décoloniaux ", comme les Indigènes de la République, dont Sand reprend sans recul la rhétorique identitariste, qualifiant Finkielkraut et Zemmour de " souchiens ".
Guidé par sa haine de la haine de l’autre, il ne voit pas que les anciens cadres de pensée – le culturalisme comme le postcolonialisme – peinent à saisir notre chaos. S’il montre comment l’anti-islamisme a remplacé l’anticommunisme chez certains intellectuels néoconservateurs, Sand se contredit lui-même en leur accordant une place démesurée, ne citant aucun des jeunes auteurs qui tentent de redessiner une figure de l’intellectuel engagé.
Surtout, Shlomo Sand réalise en pratique ce qu’il dénonce en théorie. Et ne parvient à se départir de la nostalgie d’un âge d’or perdu de la contestation. Fidèle au début de son livre, il n’aurait pas dû s’éloigner de la recommandation de son maître André Breton : " En matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d’ancêtres. "
Nicolas Truong