Montaigne et l’invention du scepticisme moderne - commentaires Montaigne et l'invention du scepticisme moderne 2023-10-15T12:04:21Z https://philosophie.ac-normandie.fr/spip.php?article617#comment228 2023-10-15T12:04:21Z <p>C'est une très belle analyse de l'<i>Apologie de Raymond Sebond</i> que nous livre ici M. Lelièvre, IA-IPR honoraire.<br class="autobr"> Sur plus d'un point, elle innove mais, c'est normal pour une étude sur le scepticisme, elle soulève aussi certaines questions.</p> <p>Sur le caractère innovant, il faut relever le déplacement qu'opère l'auteur quant au scepticisme lui-même. Celui-ci, notamment, ne dresse plus une sorte d'acte de décès de la raison, conditionnant un possible recours à la foi. Cette approche a surtout servi la théologie protestante et on en trouve sans peine les traces, par exemple, dans la doctrine de la sola fides kantienne après l'échec de la raison pure mais encore, bien avant, dans la doctrine de Luther lui-même lorsqu'il qualifie la raison, on nous pardonnera l'expression, de « p... du diable », ployable à merci et mère de toutes les sophistiques, « instrument de plomb et de cire ».<br class="autobr"> Comme l'explique l'auteur, l'origine du scepticisme est plutôt à chercher dans le double échec de la raison – une raison incapable de fournir aucune réponse ferme, définitive, à la plupart des questions qu'elle se pose, et la foi elle-même qui, à travers le kaléidoscope des interprétations, se démultiplie et ainsi, prolifère. Le scepticisme plonge ses racines plus loin que cela, plus en profondeur : c'est une école de vie et sa source est au-delà ou en-deçà, comme on voudra, de ces deux voies. Elle est une attitude.<br class="autobr"> On notera au passage une belle définition, ou quasi-définition, du scepticisme : <i>« le scepticisme inclut dans le mouvement du doute celui qui l'opère »</i>. Mais on va le voir, même cette définition interroge.</p> <p>Il faut également signaler l'identification par l'auteur de l'étude – c'est là le point central de cette dernière, d'une nouvelle espèce de scepticisme, propre à l'auteur des <i>Essais</i> donc. Le scepticisme de Montaigne n'est ni un doute critique, requis par la rigueur même de la méthode scientifique (devenu un simple réquisit de la raison, il retomberait dans les rêts de cette dernière) ni un doute académique qui, par sa radicalité, vouerait le philosophe au silence (on sent planer, cette fois, le retour d'une mystique religieuse prématurément congédiée (elle l'est toujours, forcément). C'est un doute perpétuel, une force qui va, ne cesse jamais d'avancer au gré, on va le voir, des circonstances phénoménales – Etat et religion compris. C'est une dynamique et donc, une attitude dynamique.</p> <p>Mais c'est ici que les problèmes commencent. Nous en voyons deux principaux.</p> <p>D'abord, la question même de ce dynamisme, de sa cohérence et donc de sa force. Il y a, écrit, M. Lelièvre, « une implication indépassable de tout vivant dans un ordre qui est mobilité et mouvement perpétuel de naissance et de mortalité. ». Dont acte. <i>« Toutes choses branlent dans le monde. Le monde n'est qu'une branloire pérenne »</i>. Le scepticisme de Montaigne est un héraclitéisme.<br class="autobr"> Mais alors, comment amorcer un processus de recherche ? S'il est posé d'emblée qu'aucune position définitive ne peut jamais être acquise, comment trouver la force d'élaborer un projet, d'initier une démarche, une action ? Et en quel fondement, dans quelle intuition primitive un tel projet, une telle action pourraient-ils s'ancrer ? Montaigne semble lui-même percevoir cette difficulté qui se déploie autant sur un plan méthodologique qu'éthique, lorsqu'il évoque, in fine, cette étrange échappatoire qui consiste à s'en remettre, autant qu'à Dieu, à la douce guidance de la « nature ».</p> <p>D'héraclitéisme, on bascule dans un relativisme que ne colore même plus comme ce sera le cas dans la <i>Pensées</i>, l'élan mystique. On pourrait même parler de conformisme lorsqu'il devient question de se plier aux régimes politiques ou aux religions « en place », selon l'adage « cujus regio, cujus religio », adage en vigueur à l'époque des guerres de religion précisément, et tout bonnement atroce. <br class="autobr"> Il reste <i> « la lecture des livres, la compagnie des femmes, et la pratique de l'amitié »</i> mais entre ces trois <i>vade mecum</i> - et en leur sein -, il faut pourtant bien encore opérer un choix et les critères font défaut.</p> <p>Une seconde difficulté est celle des phénomènes.</p> <p>M. Lelièvre cite, opportunément, une définition de Victor Brochard : <i>« Le vrai sceptique est celui qui (…) doute de tout, excepté des phénomènes ».</i></p> <p>Notons d'abord que nous retrouvons ici la même difficulté que précédemment : pourquoi les phénomènes seraient-ils capables de mettre en branle une activité de recherche du vrai – et de la perpétuer – sans jamais fournir la moindre certitude quant à leur capacité de voir cette recherche aboutir ni de voir tranchées les questions qu'ils ont eux-mêmes nourries ?<br class="autobr"> Mais passons outre. Le fait est que le phénomène joue un rôle-clé dans la construction de la doctrine sceptique en tant qu'il déjoue, par son évidence, le doute sceptique généré par son traitement rationnel. Cette position, cette fois, renvoie à la théorie épicurienne de la connaissance, laquelle notamment fait du plaisir, en tant que signe indéfectible de l'harmonie du percept subjectif et de l'objet, le gage du vrai. Mais le scepticisme n'est pas un épicurisme, pas même un phénoménisme (sur ce point il nous paraît quelque peu excessif d'inscrire le distinguo kantien « phénomène-chose en soi » dans son sillage).<br class="autobr"> Il est donc logique, même si cela semble au prime abord contradictoire, de rencontrer presqu'aussitôt une condamnation de ce même phénomène, simple « état intérieur » sujet à « l'altération des sens ». Ce faisant toutefois, le scepticisme ne se trouve-t-il pas rejeté dans la seule sphère du doute et même du doute critique, c'est-à-dire la forme la plus légitime du doute ? Certes, ce glissement est rendu nécessaire par le « ralliement » aux phénomènes et aux compensations précédemment décrits. Il n'en reste pas moins logiquement inacceptable. <br class="autobr"> L'auteur de l'étude en est conscient puisqu'il évoque aussitôt le fameux « trilemme de Münchhausen », cette triple invalidation de la raison (par la régression à l'infini, la pétition de principe et le diallèle). Mais là encore, si l'analyse gagne en précision, elle reste fixée au stade logique. Or, on l'a vu, ce plan logique – qui n'est rien d'autre que celui de la raison – n'est toujours pas pertinent pour enraciner l'attitude sceptique puisque celle-ci se situe « au-delà de la raison ».</p> <p>Tout d'abord, aucune des trois invalidations évoquées par ce trilemme n'envisage la vraie contradiction du scepticisme qu'on peut ainsi formuler : « tout est relatif, c'est le seul principe absolu ». Ensuite, si « contradiction » il y a, celle-ci - la philosophie analytique ne manquera pas de le souligner - est de peu d'importance : qu'importe une contradiction logique pour qui dénonce les apories constitutives de la raison et la perpétuelle errance qui en résulte pour cette même raison ? <br class="autobr"> L'auteur de l'étude le perçoit clairement et sans doute est-ce pourquoi, presqu'aussitôt après cette incursion dans l'universalité logique, il revient à une position pragmatiste, celle qui consiste à suivre les moeurs et traditions en vigueur, ici et maintenant.</p> <p>Le vrai problème du scepticisme apparaît pourtant ici en filigrane. Quel est ce problème ? C'est celui du passage du singulier (ou plutôt, pour être exact : du particulier) à l'universel.</p> <p>Je vois bien, en effet, qu'il y a une multitude de croyances, de fois, de religions et aussi bien, d'Etats, de sociétés, de cultures et de régimes politiques mais en aucun cas cela ne m'autorise-t-il à généraliser et à énoncer, donc, un discours sceptique de portée générale. Hume, dans son <i>Enquête</i>, le verra bien lorsqu'il tente de purger ce même discours de son universalisme en attribuant cet universalisme... à la partie adverse, c'est-à-dire aux sciences positives et à leur concept de causalité et... à la philosophie dans son ensemble. Mais on sait aussi que cette habile stratégie ne suffira pas à le rendre inexpugnable et qu'il faudra Kant pour définir une position critique d'un nouveau genre où la raison peut être légitime à se mettre elle-même en question sans... se contredire !</p> <p>Au final, le scepticisme de Montaigne doit surtout nous apparaître, M. Lelièvre a raison de le souligner, comme une posture pratique qui nous incite à toujours chercher à comprendre davantage la position, la posture de l'autre. Autrui est le pôle qui doit aimanter la dynamique posturale du sceptique sans oublier, bien sûr, que cette posture de tolérance doit, juste retour des choses, se protéger elle-même et veiller à sa propre intégrité. La raison n'existe presque pas mais ce « presque pas » est la chose la plus précieuse qu'il y ait à défendre, puisque c'est la seule.</p>