Sommaire
- III - NÉCESSITÉ ET CONTINGENCE DANS LA SCIENCE CONTEMPORAINE
- 3.1. Les deux sens du mot hasard (selon Aristote)
- 3.2. Le hasard ou la rencontre contingente de séries causales indépendantes (Cournot)
- 3.3. Causes et raisons (Cournot)
- 3.4. Du rôle complémentaire de la nécessité et du hasard dans la nature
- 3.5. Nécessité, hasard et temporalité
- Conclusion : quelques mots sur déterminisme et liberté
III - NÉCESSITÉ ET CONTINGENCE DANS LA SCIENCE CONTEMPORAINE
3.1. Les deux sens du mot hasard (selon Aristote)
Aristote employait deux termes différents pour désigner ce qu’on appelle le hasard, à savoir : tuchè – qu’on peut traduire aussi par chance ou fortune – et automaton [1]. Ou bien, en effet, on entend par hasard – tuchè – un événement qui survient à l’intérieur d’un processus dynamique mais qui ne correspond pas à la finalité attendue de ce processus, tout en répondant accidentellement à une finalité différente : par exemple, je rencontre par hasard – tuchè – un vieil ami sur mon chemin en allant au marché, alors que je ne cherchais pas à le rencontrer ; il s’agit alors d’une heureuse surprise (d’une chance…) ; à moins que je ne lui doive de l’argent et que mon ami me rappelle à mes obligations, il s’agit alors d’un hasard malencontreux. (La tuchè, c’est ce que les latins désignaient par fortuna). Ou bien alors on entend par hasard – automaton – ce qui arrive accidentellement sans que cet événement ne s’inscrive dans aucune finalité poursuivie par l’homme ou par la nature ; c’est ainsi que des accidents peuvent arriver dans le monde sublunaire, sans qu’ils ne répondent à aucune nécessité (finalisée), et donc sans qu’on puisse en donner la moindre raison ; ainsi dans le règne du vivant peuvent surgir des phénomènes monstrueux (objets d’une tératologie chez Aristote), par exemple la naissance de moutons à cinq pattes… Automaton est le terme qu’employaient Démocrite ou Épicure pour parler de la rencontre fortuite des atomes.
Je peux parler de hasard au sens d’automaton, dès lors que j’ai affaire à un événement que je ne peux intégrer dans aucun cadre explicatif, auquel je ne peux donner aucune raison d’être (finalisée ou non). J’ai une suite aléatoire de nombres, par exemple, il m’est impossible de trouver une raison (logos) à la série en question (d’y trouver la moindre logique, la moindre régularité) : si on veut produire un algorithme qui génère une série de nombres aléatoire, il faudra développer un algorithme aussi long que la série elle-même – comme le disait le mathématicien Chaitin.
Considérons le modèle mécaniste de la nature. Si l’on prend une machine, il se peut que par hasard un grain de sable se glisse au point de l’enrayer. Par hasard (par malchance) un détail accidentel empêche que la machine réalise la fin pour laquelle elle était construite. Mais la nature – la machine-univers –, contrairement à une machine humaine, ne saurait être prise en défaut : un tel hasard malencontreux ne peut exister. Le déterminisme mécaniste tel que le défendaient les grands noms de la science moderne, de Newton à Laplace, jusqu’à Einstein, exclut le hasard – le hasard pris alors au sens de la tuchè. C’est qu’ils avaient tous implicitement une vision finalisée ou, ce qui revient au même, théologisée de la nature. C’est clairement ce que Einstein laisse apparaître quand il lançait à Bohr : « Dieu ne joue pas aux dés ». Le hasard contrevient à l’idée qu’on se fait de l’harmonie des lois de la nature. Quand René Thom déclare – dans son débat virulent avec Igor Prigogine dans les années 80-90 : « Le hasard est un concept entièrement négatif, vide, donc sans intérêt scientifique » [2], il prend le mot au sens de tuchè, et il énonce une pétition de principe philosophique encore imprégnée de présupposés théologiques et téléologiques inconscients.
Si en revanche on a une vision déterministe de la nature, affranchie de toute visée providentielle ou finaliste implicite, alors il n’y a pas de raison qu’elle n’intègre pas le hasard, non au sens de la tuché, un tant soit peu anthropocentrique, mais au sens automaton. Et c’est bien ce qui passe avec la physique quantique. Le hasard (au sens d’automaton) se loge au cœur du dynamisme de la nature.
3.2. Le hasard ou la rencontre contingente de séries causales indépendantes (Cournot)
Mais comment est-il possible de donner ainsi un sens positif au mot hasard (au sens d’automaton) ? De ne pas réduire le hasard à notre ignorance de causes cachées ? Antoine-Augustin Cournot, ce philosophe des sciences au XIXe, un peu oublié, nous aide ici grandement :
« Le hasard ! Ce mot répond-il à une idée qui ait sa consistance propre, son objet hors de nous, et ses conséquences qu’il ne dépend pas de nous d’éluder, ou n’est-ce qu’un vain son, flatus vocis, qui nous servirait, comme l’a dit Laplace, à déguiser l’ignorance où nous serions des véritables causes ? (…) Non, le hasard n’est pas sans rapport à la réalité extérieure ; il exprime une idée qui a sa manifestation dans des phénomènes observables et une efficacité dont il est tenu compte dans le gouvernement du monde ; une idée fondée en raison, même pour des intelligences fort supérieures à l’intelligence humaine et qui pénétreraient dans une multitude de causes que nous ignorons. Cette idée est celle de l’indépendance actuelle et de la rencontre accidentelle de diverses chaînes ou série de causes (…). Une tuile tombe du toit, soit que je passe ou que je ne passe pas dans la rue ; il n’y a nulle connexion, nulle solidarité, nulle dépendance entre les causes qui amènent la chute de la tuile et celles qui m’ont fait sortir de chez moi. Les faits qui arrivent par hasard ou par combinaison fortuite, bien loin de déroger à l’idée de causalité, bien loin d’être des effets sans cause, exigent pour leur production le concours de plusieurs causes ou séries de causes. » [3]
La série causale qui entraîne la chute d’une tuile, et celle qui fait que je passe au moment où la tuile glisse du toit et tombe sur ma tête n’ont pas de connexion entre elles ; le hasard est la rencontre entre deux séries de causes indépendantes l’une de l’autre. Par où l’on voit que Cournot abandonne un modèle déterministe absolu, plus exactement le modèle mécaniste d’une machine-univers dans lequel toutes les parties seraient interdépendantes de toutes les autres, comme l’imaginait d’Alembert, où le moindre événement aurait sa raison suffisante comme dans l’univers calculé au mieux par le Dieu de Leibniz. Oui il existe bien des relations de causalité dans la nature, dit Cournot ; néanmoins une relation nécessaire de cause à effet entre a et b, et une autre relation nécessaire de cause à effet entre c et d ne sont pas nécessairement dépendantes l’une de l’autre.
Or, comme le montre la théorie de la Relativité – que Cournot certes ignorait – il n’y a aucune relation de causalité entre ce qui peut se passer sur la planète d’un système solaire appartenant à la galaxie d’Andromède, proche de nous, et ce qui se passe sur une planète dans notre système solaire appartenant à la Voie lactée. Car les habitants éventuels d’une planète perdue dans la galaxie d’Andromède et nous, habitants de cette Terre, n’avons pas de présent commun.
Mais même à l’intérieur de notre petit monde commun, la série causale qui entraîne la chute d’une tuile et celle qui fait que je passe au moment où la tuile glissant du toit me blesse à la tête n’ont pas de lien entre elles. Il est nécessaire que la tuile, mal emboîtée dans le toit et déplacée par le vent, finisse par tomber. La chute de la tuile est nécessairement la cause de ma blessure à la tête ; mais la chute de la tuile n’est pas la cause de mon déplacement à l’instant t où elle se produit. Elle est la cause accidentelle, contingente, de ma blessure.
3.3. Causes et raisons (Cournot)
Et pourtant René Thom affirme : « Je ne vois nullement la nécessité de créer cet oxymore qu’est la causalité contingente » [4]. Mais qu’une cause entraîne nécessairement tel effet n’implique pas qu’elle ne soit pas contingente, tout en ne dérogeant pas à la nécessité de lois générales de la nature. Or rappelons-nous ici l’affirmation de R. Thom que nous citions en commençant : « L’exigence du déterminisme s’exprime dans le principe de raison suffisante : Rien n’arrive sans cause ». Thom invoque ce principe de raison suffisante, exactement comme celui qui est au fondement du meilleur des mondes possibles leibnizien. Mais justement Thom confond raison et cause. Cause n’est pas raison et raison n’est pas cause – comme le rappelle pertinemment Cournot :
« Les philosophes ont abondamment disserté sur l’idée de cause et ne se sont, pour la plupart, que très incidemment occupés de l’idée de raison des choses, quoique celle-ci ait bien plus de généralité et soit vraiment l’idée régulatrice au critère de laquelle doit être soumise l’idée même de cause, si l’on tient à en fixer la portée et à en apprécier la valeur. (…)
Nous jouons à croix ou pile, et à chaque coup interviennent certainement des causes physiques, des causes au vrai sens du mot, telles que la force avec laquelle la pièce a été projetée (force dont l’intensité et plus encore la direction varient très irrégulièrement d’un coup à l’autre), les remous et les frottements de l’air ambiant, pareillement variables, et enfin la pesanteur dont la direction aussi bien que l’intensité restent constantes. Ce sont ces forces, qui en se combinant diversement, causent l’apparition, tantôt d’une face, tantôt de l’autre, sans que nous soyons en mesure de soumettre le résultat à nos calculs, nous qui savons y soumettre les mouvements des corps célestes. Si d’ailleurs nous n’apercevions dans la pièce, vu le peu de relief des empreintes, aucune notable irrégularité de structure, nous jugeons qu’il n’y a pas de raison pour attendre une face plutôt que l’autre, ce qui nous porte à faire de la pièce un instrument de jeu ou de pari. [5]
Nous retrouvons l’exemple donné par Poincaré au sujet du hasard : la cause déterminante infime qui fait tomber le cône posé verticalement sur la table à droite plutôt qu’à gauche s’intègre dans une série de chutes d’un côté ou de l’autre qui est totalement aléatoire. Le cône a toutes les raisons de tomber, mais il n’y a aucune raison qu’il tombe d’un côté plus que de l’autre. De même le fait d’être blessé à la tête par la chute d’une tuile, n’est pas sans cause, tout en étant sans raison. Et comme on le dit familièrement, il n’y avait aucune raison que cet accident m’arrivât.
Pour approfondir son propos, Cournot s’appuie sur l’exemple de l’histoire :
En histoire proprement dite, la curiosité anecdotique s’adonne à la recherche des causes, surtout pour montrer combien il y a souvent de disproportion entre la petitesse des causes et la grandeur des effets (…). Mais l’histoire philosophique, la grande histoire s’arrête peu à ces causes microscopiques. Elle cherche une raison suffisante des grands événements ; et sans qu’elle ait la prétention d’y atteindre toujours, puisque cette raison peut se trouver hors de la sphère de ses investigations, il arrive souvent qu’elle la trouve. Une configuration géographique, un relief orographique ne sont pas des causes au propre sens du mot : cependant personne ne s’étonnera d’y trouver l’explication ou la raison de l’histoire d’un pays réduite à ses grands traits, à ceux qui méritent de rester gravés dans la mémoire des hommes. Le succès d’une conspiration, d’une émeute, d’un scrutin décidera d’une révolution dont il faut chercher la raison dans la caducité des vieilles institutions, dans le changement des mœurs et des croyances, etc. (…) [6]
Des phénomènes peuvent donc être l’effet de causes ponctuelles contingentes tout en ayant globalement leur nécessité répondant à des raisons déterminées – à l’image de ce qui se passe en histoire : la prise de la Bastille est une cause contingente de l’avènement de la Révolution, mais il y avait des raisons profondes qui rendaient inéluctable cet avènement (le déclin du monde féodal et la montée de la bourgeoisie, entre autres). Et Montesquieu en décrivant « l’esprit des lois », donne la raison des lois existantes dans un pays, sans s’attarder sur des causes historiques déterminées.
Or dans les sciences de la nature – en physique, en biologie –, on peut dire que la contingence d’événements multiples et variés s’insère dans une nécessité plus englobante, qui permet de rendre raison de phénomènes généraux, tout en admettant que dans le détail bien des phénomènes peuvent être dits fortuits. C’est ce que remarque déjà simplement Lorenz, en météorologie : s’il est impossible de prévoir où et quand se produira une tornade, on sait grosso modo que nécessairement, à telle époque et dans telle région, il y aura nécessairement des tornades :
« Avec les années, les minuscules perturbations n’augmentent ni ne diminuent la fréquence des événements météo comme les tornades. Le plus qu’elles puissent faire est de modifier l’ordre dans lequel ces événements se produisent » [7]
La chose est plus évidente en biologie. Des individus différents, fruits de la rencontre fortuite de gamètes du même père et de la même mère, auront nécessairement les caractères génétiques de leurs parents, sans qu’aucun ne soit identique à un autre, en dehors du cas des jumeaux homozygotes. Le hasard est source de diversité dans la transmission génétique, sans contrevenir aux lois de Mendel ni aux lois de la génétique en général. On sait par exemple qu’elle est la raison qui fait qu’un enfant à naître sera nécessairement de sang A ou B ou AB, et ne pourra pas être de sang O, si un des parents est de sang A et l’autre de sang B ; mais on ne sait pas quelle est la cause qui fait que l’enfant une fois né est de sang A, ni celle qui a fait que son frère aîné est de sang AB. Une cause peut donc être contingente sans déroger à la nécessité d’une loi.
Et, si on considère l’univers en général, en tenant compte de la théorie de la Relativité, il ne saurait y avoir un lien de nécessité entre des relations de causalité indépendantes les unes des autres, dès lors qu’elles se trouvent sur des lignes d’univers différentes. Elles n’en sont pas moins soumises aux mêmes quatre interactions fondamentales : interaction nucléaire forte, interaction nucléaire faible, interaction électromagnétique, et interaction gravitationnelle. Ces quatre interactions rendent raison d’une dynamique générale de l’univers et de l’infinité des systèmes dynamiques qui le composent, avec ses nécessités, à l’intérieur desquelles bien des causes ponctuelles et contingentes peuvent avoir des effets multiples.
On peut dire que le degré de courbure de l’espace-temps, dans une région de l’univers, qui dépend de la matière massive propre à cette région, impose des contraintes sur les mouvements internes qui s’y déroulent, sans être la cause de tous ces mouvements, comme Cournot pouvait dire : « Une configuration géographique, un relief orographique » propre à un pays ne sont pas les causes du moindre événement de son histoire, mais permet « d’y trouver l’explication ou la raison de le l’histoire d’un pays réduite à ses grands traits… ». Dit autrement, les contraintes imposées par le champ gravitationnel à tous les corps qui s’y déplacent, à tous les échanges de matière et d’énergie qui s’y déroulent, imposent un cadre nécessaire général à un ensemble d’événements, sans être la cause directe de chaque événement. Nécessité n’est pas causalité.
Mais Einstein, en posant une covariance générale de tous les systèmes de coordonnée possibles, à partir des propriétés topologiques invariantes de l’espace-temps, aspirait à une description mathématique complète de l’univers, et ce faisant, restait fidèle à l’idéal d’un déterminisme classique, exclusif du hasard. Certains, en s’appuyant sur la théorie de la relativité générale, défendent même la conception d’un « univers-bloc » : l’écoulement du temps (futur, présent, passé) n’a de sens que sur notre ligne d’univers ; il n’en a pas à l’échelle de l’univers intemporel. Dès lors il serait illusoire d’imaginer que cet univers en expansion s’y déploie temporellement, en jouant avec le hasard. Tout ce qui s’y déroule ne serait que la conséquence nécessaire de ses données initiales, telles qu’on les suppose lors du « big bang ». Tout serait donc parfaitement déterminé, réglé, calculé, dès l’origine, comme dans l’univers de Leibniz : on remplace l’instant de la création par des paramètres précis placés au « commencement » de l’univers. On ne quitte pas la théologie, on adopte le point de vue d’un Dieu à qui serait présent tout l’univers.
3.4. Du rôle complémentaire de la nécessité et du hasard dans la nature
Non, les développements de la science contemporaine nous obligent à conjuguer aujourd’hui hasard et nécessité. Comment expliquer l’évolution de l’univers, depuis le big bang jusqu’à l’émergence du vivant et de la conscience sur notre dérisoire planète terre, et peut-être sur d’autres planètes dans l’univers et, d’une façon générale, l’émergence progressive de la complexité depuis la formation de l’hydrogène et de l’hélium à partir de particules élémentaires dans les premiers instants de l’univers, jusqu’à la formation des atomes plus rares à la faveur du refroidissement de l’univers, la formation de molécules par des liaisons électroniques entre les atomes, puis celles de molécules géantes, et de molécules organiques, pour aboutir à des organismes élémentaires et l’émergence évolutive d’organismes toujours plus complexes, etc. ? Il semble bien que ce soit le jeu du hasard au cœur de la nécessité qui a rendu possible l’émergence progressive d’états plus complexes que les précédents ; les états plus complexes (de la matière) ne sont pas l’effet mécanique des états précédents plus simples, selon des liens de causalité linéaires. Ils sont les effets à la fois nécessaires et contingents des états antérieurs plus simples. Comme le dit Hubert Reeves :
« Les développements récents de la physique et, en particulier, la naissance de la théorie du chaos, nous permettent de comprendre comment les lois coexistent avec la dimension ludique de la nature, et comment la présence simultanée de deux pôles « hasard » et « nécessité » est indispensable à l’inventivité et à la créativité du monde » [8]
La découverte du caractère nécessairement limité de la prédictibilité de systèmes dynamiques chaotiques a une portée épistémologique non moins grande en effet que les découvertes de la physique quantique. En effet est-il possible de dire aussi assurément que Claude Bernard : « la condition d’un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement » ? Cela a un sens bien sûr dans la pratique quotidienne de la médecine. Mais la condition d’un phénomène peut-elle être jamais parfaitement connue ? Ne l’est-elle pas parce que nous nous sommes donnés les moyens de simplifier l’expérience, pour mieux la soumettre aux calculs ? C’est à ce prix, et ce depuis Galilée, que la science moderne a pu se constituer avec la réussite que l’on sait. Or d’où vient l’imprédictibilité, au moins à terme, des systèmes dynamiques chaotiques ? De l’impossibilité de parvenir à une précision parfaite dans la mesure des données initiales. Une précision infinie est une contradiction dans les termes. Qui dit mesure dit limite, limitation. Ce n’est pas la puissance calculatoire des mathématiques et des ordinateurs qui est en jeu, c’est la Nature qui nous rappelle que les calculs ont leurs limites.
En voulant être fidèle à un idéal déterministe intégral, on aimerait que toute chose soit parfaitement calculable et prévisible, ou soit le produit d’algorithmes déterminés, intégrant si besoin est une part d’aléatoire. Mais l’aléatoire qu’on pré-programme, à partir d’algorithmes (pour simuler au mieux l’intelligence dans la mise au point de robots aux performances optimales, par exemple) n’a rien à voir avec l’aléatoire spontané, susceptible de faire apparaître de la nouveauté – ce dont est incapable un ordinateur. Pensons au hasard des mutations génétiques qui, se combinant avec la loi de la sélection naturelle, a été un facteur déterminant de l’évolution des espèces. Source d’une diversité extraordinaire dans la nature, sans pour autant jouer en rien le rôle d’une cause finale, le hasard dans la nécessité déjoue nos représentations anthropomorphiques. On peut même se demander si l’aléatoire n’est pas « le mécanisme majeur de l’évolution, détrônant ainsi la sélection naturelle », comme le remarque Hervé Le Guyader. [9]
3.5. Nécessité, hasard et temporalité
Que l’avenir à terme d’un système dynamique chaotique soit imprédictible révèle que le futur n’est pas déductible du passé comme si l’un et l’autre étaient présents à une intelligence supérieure, comme s’il était jamais possible que tout fût présent, que tout fût donné d’un seul coup, comme sur la bande d’un film – comme le dit Bergson [10] – au point que le futur soit totalement prévisible, comme il l’était pour le démon de Laplace, comme il l’est pour un Dieu créateur dont même un athée déclaré comme Laplace ne peut s’empêcher d’adopter le point de vue intemporel.
Le déterminisme mécaniste nie toute direction du temps. Mais on ne peut affirmer que le futur de l’état d’un système est contenu dans un état présent initial, alors que le développement temporel fait apparaître des possibles dont tous ne sont pas prévisibles. Bergson le dit fort bien :
« Au fond des doctrines qui méconnaissent la nouveauté radicale de chaque moment de l’évolution il y a bien des malentendus, bien des erreurs. Mais il y a surtout l’idée que le possible est moins que le réel, et que, pour cette raison, la possibilité des choses précède leur existence. Elles seraient ainsi représentables par avance, elles pourraient être pensées avant d’être réalisées. Mais c’est l’inverse qui est la vérité. » [11]
« C’est l’inverse qui est la vérité » : c’est une fois que des événements se produisent, c’est une fois qu’ils deviennent réels, qu’on peut dire a posteriori qu’ils étaient possibles. Mais c’est une erreur de penser que l’état qui est devenu réel était le seul possible. Le présent comporte une série de potentialités, une seule sera réalisée. C’est d’ailleurs ce qui apparaît dans le graphe illustrant les équations non linéaires rendant compte de l’évolution d’un système dynamique chaotique : les branches se dédoublent à l’infini, représentant de multiples possibles, et le système dynamique suivra une branche seulement, et on ne peut savoir d’avance laquelle. Comme le dit Bergson, les possibles sont multiples, mais une fois que l’un d’eux est réalisé, on prétend après coup qu’il était l’unique possible, moins parce qu’on le sait que parce qu’on veut le croire.
Mais c’est tricher avec le réel, et confondre le réel avec la représentation figée qu’on s’efforce d’en avoir avec des modèles mécanistes, en ne prenant pas en compte sa dynamique temporelle, et pourrait-on dire créative. Une montre ne contient rien de plus que ce qu’on attend d’elle, à savoir l’heure qu’elle montre, elle est incapable de nouveauté. Mais le réel est plus que ce qu’on parvient à s’en représenter. Un système dynamique ne cesse d’évoluer, d’apporter de la nouveauté, sans dérouler un programme où les effets sont déjà contenus dans les causes, comme si l’état présent d’un système contenait en germe tout son état futur, ce qui revient tout simplement à nier l’existence du temps. « Le temps est invention ou il n’est rien du tout » [12], dit Bergson. C’est qu’on a du mal à penser le temps autrement que comme allant du passé vers le futur, de causes déterminées vers des effets déterminés, au lieu de le penser comme porteur d’avenir, d’un avenir en partie imprévisible et qui une fois « passé » est rétrospectivement supposé prévisible.
Bergson, songeant aux théories de l’évolution, précise :
« Remettons le possible à sa place : l’évolution devient tout autre chose que la réalisation d’un programme » (...) « L’artiste crée du possible en même temps que du réel, quand il exécute son œuvre. D’où vient donc qu’on hésitera probablement à en dire autant de la nature ? » [13]
L’artiste crée du possible en effet : comment aurait-on pu imaginer comme possible le requiem de Mozart avant qu’il ne fût écrit ? De même, la nature produit de l’imprévisible.
Conclusion : quelques mots sur déterminisme et liberté
L’imprévisible se mêle au prévisible, la contingence à la nécessité : le déterminisme implique la nécessité, sans rendre impossible la contingence. Le déterminisme n’exclut pas la liberté.
Je ne peux empêcher une éclipse de lune, ou la montée de la marée là où je me trouve au bord de la mer ; mais je peux ne pas tomber dans un ravin. Si nous tombons du haut d’une haute falaise, nous serons nécessairement morts ou blessés en bas, en vertu de la loi de la chute des corps. Mais la loi n’est en rien la cause de cette chute. Le glissement de terrain ou mon imprudence en sont la cause. Je ne peux pas empêcher ma chute une fois amorcée, mais on ne peut prétendre que ma chute devait nécessairement arriver, qu’il était nécessaire que je sois là au moment où a lieu le glissement de terrain, sauf à rendre totalement interdépendants tous les événements de l’univers entre eux, comme dans le modèle mécaniste de la physique classique. Si un homme se jette du haut de la Tour Eiffel, il est nécessaire qu’il meure en s’écrasant au sol, conformément à la loi de la chute des corps, mais rien ne me dit qu’il était nécessaire qu’il se jetât du haut de la tour Eiffel.
Le déterminisme n’exclut pas la liberté, il en délimite le champ d’exercice. Si j’arrête de manger et de boire – si je fais la grève de la faim, par exemple, et vais jusqu’au bout de cette grève – je mourrai nécessairement, conformément aux lois du vivant ; mais nul n’est autorisé à affirmer que ma décision de faire la grève de la faim n’est pas libre de toute façon, sinon au nom d’une croyance (en un déterminisme absolu). En abandonnant le paradigme mécaniste, la science contemporaine, tout en restant déterministe, admet l’existence de la contingence, tant dans la nature que dans une conduite humaine. La distinction que nous avons posée d’emblée entre loi et cause est précieuse, mais elle n’autorise pas, comme le croyaient Comte ou Russell, à éliminer la notion de cause du champ de la science ; elle oblige à en affiner le sens. Tout événement dans le monde a nécessairement une cause, mais toute cause n’est pas nécessairement nécessaire.
Plus exactement, la formulation « tout événement a une cause déterminante » est contestable, car elle suppose que quelque chose de déterminé dans le passé est la cause de ce qui advient – à l’intérieur d’un enchaînement linéaire de causes et d’effets. Non, advient ce qu’un passé a rendu possible sans être la cause déterminante de ce qui advient. Il vaudrait mieux parler en effet de conditions déterminantes d’apparition d’un phénomène, plutôt que de causes déterminantes. Par exemple je peux me trouver dans des conditions telles qu’il y a de fortes chances que j’attrape telle maladie contagieuse, mais le hasard a fait que je ne l’ai pas attrapée. En même temps si j’attrape la maladie en question, il y a bien un virus ou une bactérie qui est la cause d’une infection de mon organisme. Mais sachons dissocier les notions de causalité et de nécessité.
Déterminisme n’est donc pas synonyme de nécessité absolue. Non seulement le déterminisme n’exclut pas la liberté, mais il l’implique, puisque la connaissance des conditions d’apparition de tel ou tel phénomène me permet d’agir en conséquence, du moins quand elles sont à la portée d’une intervention humaine. Connaissant les conditions de l’émergence de telle maladie, par exemple, on peut empêcher qu’elle survienne (en évitant de boire de l’eau contaminée, en absorbant des antibiotiques, en se faisant vacciner...). Il n’est donc pas étonnant que ce soit dans le domaine médical, voire de la psychologie, que le terme déterminisme apparaît seulement au XIXe siècle, quand la médecine et la psychologie acquièrent justement un statut de science et sont susceptibles de diminuer nos souffrances et notre servitude. Mais le terme déterminisme s’est étendu ensuite à toute la science – au delà de la psychologie ou de la médecine – à la physique en particulier, dès lors que ses applications techniques sont devenues de plus en plus effectives.
Dans le domaine des sciences humaines, en sociologie par exemple, si déterminisme il y a, celui-ci n’empêche pas la contingence et la liberté, loin s’en faut. On peut dire avec Bourdieu : dis moi de quelle origine sociale tu es, je te dirai quel type d’études tu feras et surtout quelle est ta chance de réussite dans tes études ; mais il y a sans cesse des exceptions, il est des enfants de paysan ou d’ouvrier qui deviennent normaliens (c’était le cas de Bourdieu lui-même…). De même, en psychologie, ce n’est pas parce qu’un fils a vu son père battre régulièrement sa mère, sous l’emprise de l’alcool, qu’il battra à son tour, fatalement, sa propre femme, en devenant lui aussi alcoolique, même si on connaît beaucoup de cas d’une telle reproduction. La psychanalyse révèle le poids que peut avoir l’enfance sur le devenir d’un adulte, mais ce passé ne détermine pas mécaniquement l’avenir, sinon aucun travail psychanalytique ne serait possible. Déterminisme n’est pas fatalisme.
L’idée de liberté, certes, reste éminemment complexe et exigerait un travail à part de celui-ci. Elle ne se confond pas, à notre avis, avec le libre arbitre, ni avec la conscience ponctuelle de ses actes ou de ses désirs, comme le soulignait Spinoza. C’est ce que montrent d’ailleurs les derniers travaux de neurosciences. Mais la liberté consiste plutôt, selon nous, dans le développement de potentialités, considérables chez tout homme, en dépit des obstacles qu’il peut rencontrer dans leur actualisation. Il surmonte ces obstacles avec un travail psychique qui est aussi bien inconscient que conscient, quand il s’agit par exemple de se libérer de pesanteurs individuelles ou, quand, par un travail en commun dans la vie de la cité, il s’agit de se libérer de pesanteurs collectives. On peut donc suivre ici aussi Bergson : peut être dit libre, ou plus libre que d’autres, un créateur – tant dans le domaine de l’art, de la philosophie, des sciences que de la politique – dans la mesure où il apporte de la nouveauté, laquelle apparaissait impossible avant que la réalité n’en fasse découvrir la possibilité. N’est pas libre en revanche celui qui est dans la répétition, l’inertie, le conformisme, l’académisme, le consentement à la servitude... L’homme libre est créateur d’imprévisible, tout comme la nature est créatrice d’imprévisible, sans déroger à des règles déterminées. Même un Dieu ne peut parfaitement savoir de quoi demain sera fait.