La classe de terminale : quelques cours historiques - Philosophie - Espace pédagogique académique

La classe de terminale : quelques cours historiques

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

De nombreux philosophes ayant marqué l’histoire de la discipline sont passés par le lycée. Ils ont ainsi dû concevoir un cours pour la classe de terminale. Concevoir un cours de philosophie est un défi intellectuel souvent intéressant et peut-être même une activité intellectuelle corrosive, si l’on en croit le retour d’expérience de Claude Levi-Strauss qui voit dans cet exercice une des raisons pour lesquelles il est finalement devenu ethnographe, dans Tristes Tropiques, p.54 :

Je devine des causes plus personnelles au dégoût rapide qui m’éloigna de la philosophie et me fit m’accrocher à l’ethnographie comme à une planche de salut. Après avoir passé au lycée Mont-de-Marsan une année heureuse à élaborer mon cours en même temps que j’enseignais, je découvris avec horreur dès la rentrée suivante, à Laon où j’avais été nommé, que tout le reste de ma vie consisterait à le répéter. Or, mon esprit présente cette particularité, qui est sans doute une infirmité, qu’il est difficile de la fixer deux fois sur le même objet. D’habitude, le concours de l’agrégation est considéré comme une épreuve inhumaine au terme de laquelle, pour peu qu’on le veuille, on gagne définitivement le repos. Pour moi c’était le contraire. Reçu à mon premier concours, cadet de ma promotion, j’avais sans fatigue remporté ce rallye à travers les doctrines, les théories et les hypothèses. Mais c’est ensuite que mon supplice allait commencer : il me serait impossible d’articuler verbalement mes leçons si je ne m’employais chaque année à fabriquer un nouveau cours. Cette incapacité se révélait encore plus gênante quand je me trouvais dans le rôle d’examinateur : car, tirant au hasard les questions du programme, je ne savais même plus quelles réponses les candidats auraient dû me fournir. Le plus nul semblait déjà tout dire. C’était comme si les sujets se dissolvaient devant moi du seul fait que je leur avais une fois appliqué ma réflexion.

J’ignore si quelqu’un a conservé une trace de l’heureuse première année d’enseignement du grand anthropologue... Elle aurait toute sa place dans cette page où l’on rassemble des cours de philosophie historiques, pour la curiosité de toutes et tous.


Un premier cours, celui donné par Émile Durkheim au lycée de Sens en 1884-85, admirablement intitulé "les cours de Sens". On pourra apprécier la très forte cohérence de son cours qui commence par la définition suivante : « La philosophie est la science des états de conscience et de leurs conditions », à laquelle il arrive en répondant aux objections qu’il juge intéressantes. De cette définition, il tire la structure générale de son cours sur l’année : d’abord la psychologie, puis la logique, puis la morale, et enfin la métaphysique. En effet :

Ces diverses parties de la philosophie devront être traitées dans l’ordre où nous venons de les exposer. Il est bien clair qu’avant d’étudier les états de conscience en détail, il faut en voir l’ensemble, et les décrire avant de les expliquer. La psychologie doit donc nécessairement être étudiée la première.
De même la métaphysique doit être étudiée la dernière : pour pouvoir examiner les conditions des états de conscience il faut les connaître entièrement, ce qui est l’objet des trois autres divisions de la philosophie.
Quant à la logique, qui reste encore, elle doit être placée avant la morale. En effet, elle traite les questions les plus importantes de toutes, et l’on ne peut bien raisonner qu’en connaissant les lois du raisonnement. Aussi faudrait-il, si possible, la placer la première de toutes. Mais comme on ne peut le faire, la psychologie ayant nécessairement la première place, il faut au moins lui donner la place la plus rapprochée possible de la première, et pour cela par conséquent la placer avant la morale.

Voilà le ton du cours, dont vous trouverez les notes ici, en deux parties.

Durkheim_cours_de_Sens_1


Durkheim_cours_de_Sens_2

Alain est sans doute le professeur de philosophie dans l’esprit de beaucoup. Les Éléments de philosophie sont tirés de ses leçons au Collège Sévigné et au lycée Henri IV.
Si l’on retient Alain comme un grand professeur, c’est certainement parce qu’il a réussi à enseigner à des esprits brillants qui se sont révélés par la suite à la fois très originaux et très divers. Non pas qu’Alain puisse avoir le mérite de l’originalité et de la diversité de penser de ses élèves. Mais, c’est qu’il a réussi à conserver cette originalité et diversité, malgré son enseignement : on reconnaît qu’il n’a, en fin de compte, pas abîmé les jeunes gens fragiles qu’il avait en face de lui. Voilà certainement une leçon pour les profs de philo, même si les temps ont beaucoup changé.

Je crois que ce qui marque le plus dans les leçons (et travaux) d’Alain, ce sont ses exemples. La pédagogie par l’exemple, voici une tradition bien établie. Qu’on peut associer à la doctrine stoïcienne, par exemple, pour parler d’une doctrine qu’Alain a beaucoup travaillée. Au fond, le but est clair : savoir, en enseignant, ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. C’est l’équilibre à trouver en préparant son cours entre deux attitudes blâmables : faire le tri entre le bon grain et l’ivraie et se déresponsabiliser du contenu.

Alain rappelle dans son avertissement au lecteur, écrit en 1940, que « tous [s]es travaux ont pour fin de changer profondément l’enseignement de la philosophie en France ». Ce faisant, il s’adresse naturellement aux professeurs de philosophie qui ont pour tâche d’analyser honnêtement le langage, parfois contre lui-même, pour arriver à des problèmes véritables. Mais où se tourner pour apprendre à faire cela ? À quel saint se vouer ? Voici son conseil de lecture et un encouragement bienvenu :

Je ne vois que Comte, qui, selon moi, doit être mis au rang des initiateurs de philosophie et qui rendra bien des services par ses dix précieux volumes ; si l’on n’y mord point, c’est que l’on refuse d’être instruit. Tous mes vœux à vous, lecteurs, et surtout ne manquez pas de courage.

Alain_éléments_de_philosophie

Voici une autre proposition : le cours de philosophie donné par Simone Weil à Roanne en 1933-34. On pourra apprécier le mouvement général retenu par Simone Weil pour enseigner les problèmes de la philosophie : partir "du point de vue matérialiste" pour amener ses élèves "à la recherche de l’esprit" : l’essentiel des problèmes sérieux se posant "après la découverte de l’esprit". La prise de note est assez inégale et parfois lacunaire pour certains cours, mais les lecteurs curieux trouveront parfois des petits moments de clarté rare dans l’exposition des problèmes les plus ardus...

Weil_leçon_de_philosophie

Voici une reproduction de La Dissertation de Philosophie au Baccalauréat, 3e édition (1940), par Armand Cuvillier. Ce petit livre fait partie d’une série d’ouvrages publiés chez Armand Colin qui s’intitulent : "Cours de philosophie à l’usage des classes de philosophie et de mathématiques et des classes préparatoires aux grandes écoles par Armand Cuvillier". Le livre ici reproduit a été retrouvé dans le grenier d’une vielle dame pour qui ces ouvrages étaient, alors qu’elle était au lycée, tout simplement la référence.
Il existe un cours exhaustif en deux tomes, "le Cuvillier", qui fut une référence assez longtemps. En réalité, tous les philosophes qui ont été formés dans l’entre-deux guerre ont appris avec le Cuvillier. L’ouvrage reproduit ici n’est pas le cours, mais des dissertations corrigées. Les sujets sont organisés en suivant le programme de l’époque. Certains sujets sont traités sous la forme de plans. Certains plans sont détaillés, d’autres très succins. Tous les plans contiennent des renvois au cours de référence pour le contenu. Il s’agit donc d’un livre d’exercice destiné aux élèves, pour s’entraîner à la dissertation.

De nombreuses choses sont très frappantes, et j’en recommande très fortement la lecture à toutes celles et ceux qui attaquent et défendent la dissertation à longueur d’années scolaires. Force est de constater qu’en bientôt un siècle, la dissertation ne se ressemble plus ! D’abord, on ne peut être que frappé par l’évolution des sujets : le Cuvillier nous montre que la diversité des formes de sujet n’a rien à voir avec nos simples questions, seules autorisées au bac aujourd’hui, augmentées de sujets dits "à notion" pour les concours de recrutement. Il y avait alors bien d’autres choses :

  • des questions multiples :
    • « La morale et la science ont-elle le même but ? Ou, avec des fins distinctes, peuvent-elles collaborer ? Ou convient-il de les séparer aussi nettement que possible ? (1931). » — sujet 463
  • des citations plus ou moins longues :
    • « Expliquer et discuter cette pensée de Ribot : "La douleur que nous cause un furoncle et la souffrance exprimée par Michel-Ange dans ses poésies de ne pas réaliser l’idéal sont de même nature" (1930) » — sujet 49
  • des consignes parfois très précises :
    • « Après avoir défini et distingué les concepts de Patrie, d’État et de Gouvernement, indiquer quels sont les principaux devoir d’un citoyen à l’égard de chacune de ces réalités sociales (1926) » — sujet 576 ;
    • « De la probabilité et du hasard : 1° dans les sciences physiques et naturelles ; 2° dans les sciences morales et sociales (1928) » — sujet 408
  • voire des problèmes :
    • « Plusieurs philosophes évolutionnistes ont blâmé la philanthropie et la charité parce qu’elles empêchent le libre jeu de la sélection naturelle. Par quels arguments peut-on défendre cette thèse et que valent, selon vous, ces arguments ? (1931) — sujet 625 ;
    • « Bacon considérait l’histoire naturelle comme une science historique au même titre que l’histoire humaine. Dans quelle mesure les théories transformistes ont-elles confirmé ce point de vue ? (1930) » — sujet 421
  • des appels à expression personnelle :
    • « Définissez avec précision la liberté de l’homme et du citoyen selon l’idéal que vous vous formez de la vie sociale et justifiez votre conception (1930) » — sujet 585
  • et puis des mélanges de tout cela :
    • « Qu’est-ce que la statistique ? Citez quelques exemples de statistiques intéressantes. Montrez-en l’utilité pratique ou scientifique (1926) » — sujet 452
    • « Victor Hugo a écrit : "Améliorer la vie matérielle, c’est améliorer la vie morale. Faites les hommes heureux, vous les ferez meilleurs." Est-il vrai que le progrès matériel entraîne nécessairement à sa suite le progrès moral ? (1930) » — sujet 574
    • « On a dit que "la pensée demeure incommensurable avec le langage". On a montré d’autre part que le langage pénètre et définit notre vie profonde. Étudier et comparer ces deux conceptions des rapports du langage et de la pensée (1932) » — sujet 199
    • « Qu’est-ce qu’un système ? L’esprit de système : ses avantages et ses inconvénients (1925) » — sujet 283

Quant aux corrigés : comme c’est instructif ! Une majorité de plans de dissertation ne contiennent pas trois parties, mais seulement deux. Il faut croire que, à l’heure où les trois H de la philosophie allemande étaient pour ainsi dire inconnus en France, on n’avait pas l’idée de dépasser les contradictions. Il suffisait de choisir son camp et d’argumenter. La philosophie à la française (celle d’avant la "théorie française"), c’est manifestement autant le conflit que la résolution de conflit. Comment en est-on arrivé à ne plus concevoir de dissertation philosophique qu’en trois parties ? Voilà un sujet de dissertation qui n’aura certainement pas trois parties...

Armand Cuvillier 1940 La Dissertation de Philosophie au Baccalauréat

P.-S.

Cette page a vocation a évoluer et grossir : toute contribution est bienvenue !

Vous pourrez m’envoyer des copies numériques de prises de notes ou bien me pointer vers un lien qui en contient, et j’ajouterai ces documents à la liste ici commencée.
Ces renseignements généreux pourront me parvenir soit par courriel soit par la boîte de commentaires qui se trouve ci-dessous.
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